vendredi 10 avril 2009

REDIFFUSION : L'art du dialogue des comédies US



Les dialogues constituent le matériau de base des sitcoms. Ce qui en fait la saveur. Les Anglo-Saxons sont passés maîtres dans l'art d'écrire les dialogues savoureux de ce genre télévisuel. Une affaire de culture et de contexte.

Même si les adaptations en VF ne le montrent pas toujours, les fictions angIo-saxonnes en général et américaines en particulier s'appuient systématiquement sur des dialogues solides et de qualité. Depuis des décennies, la machine tourne à plein régime donnant régulièrement naissance à des grands classiques ("The Honeymooners", "All in the family", "Cheers", "Seinfeld", "Frasier", "Friends"). On annonce régulièrement la mort du genre, et régulièrement il renaît de ses cendres. Cette capacité à créer chaque saison toujours de nouveaux concepts n'est pas un hasard, elle est le fruit d'un véritable réflexe culturel au sein d'une nation tout entière tournée vers la télévision. Les Etats-Unis ont trouvé en la télévision une manière d'être unis. La forte concurrence qui s'exerce entre studios ou networks, l'apparition de productions de qualité sur le câble et chez les indépendants ces dernières années, n'a fait que renforcer cet état de fait.
Résumons, si les sitcoms anglo-saxonnes sont ce qu'elle sont c'est qu'elles bénéficient d'un contexte particulier.

La sitcom est née dans les années 50 avec "I love Lucy" (1) (1951, CBS). C'est la comédienne Lucy Ball et son mari Dési Arnaz, qui en refusant de quitter les plages de L.A (où ils travaillaient pour la radio), vont imposer l'idée des tournages côte Ouest, en public (ce qui était déjà la cas à la radio) et filmer en multi-caméra sur l'idée de Karl Freund, un opérateur de Fritz Lang pour optimiser les tournages. Depuis, les Etats-Unis n'ont cessé de perfectionner les techniques de production permettant le tour de force de sortir une vingtaine d'épisodes par saison (soit l'équivalent de plusieurs long-métrages) dans un prime-time où l'on a pu compter jusqu'à 60 comédies par saison au milieu des années 90 ! La sitcom a été, dès ses débuts, associée à la famille, elle a eu le temps, depuis d'explorer bien des domaines de la société (le travail, les amis…) tout en restant un mode privilégié pour marquer toutes les évolutions de la société (mère célibataire, famille recomposée, Américains issus de l'immigration…). La forme ayant été depuis bien longtemps maîtrisée, c'est le fond qui est désormais le lieu de constantes innovations. Et l'évolution des dialogues n'est pas le moindre des bouleversements. Eric Preven, auteur alors sur la sitcom « Danny » et depuis sur « Reba », nous déclarait au début des années 2000 : « l'anglais est une langue propice à ce que j'appelle des sub-langages, des langages périphériques inventés avec des mots utilisés dans un autre contexte. C'est comme ça qu'un mot banal va prendre un sens très différent. L'anglais est également propice aux néologismes. J'essaie d'imaginer comme ça doit être cool de voir un truc issu d'une torsion improbable de votre cerveau devenir le mot fétiche de 15 millions d'américains… »

L'inspiration, les scénaristes américains la trouvent dans la vie de tous les jours. C'est ce qui permet un renouvellement constant du genre. Les scandales politiques ou financiers, les faits sportifs, les affaires criminelles, les tendances culturelles, tout est repris par les comédies de situation qui prennent le pouls de la société américaine. Les dialogues contiennent des piques contre George W.Bush, Britney Spears ou le dernier Bruce Willis… En regardant les sitcoms, et les fictions en général, on peut apprendre énormément du contexte américain de chaque époque. Une réactivité qui fait beaucoup pour fidéliser le téléspectateur.

La place de l'auteur dans l'industrie télé américaine est stratégique. La télévision fonctionne à l'inverse de sa grande sœur le cinéma. Ici, c'est l'auteur qui commande. L'auteur, appelé, d'ailleurs dans la terminologie hollywoodienne de la télé, un « producer », est présent sur le plateau pour effectuer les modifications. Son travail sur le script est respecté à la ligne par le réalisateur. Le rôle primordial de l'auteur est encore plus vrai dans le monde de la comédie de situation où la mayonnaise du gag repose sur l'alchimie qui s'opère entre l'auteur du script initial et les différents interlocuteurs (showrunner, star, exécutifs des studios, de la chaîne, autres auteurs du pool) qui vont relire ledit script et le modifier jusqu'à, voire parfois pendant le tournage. Le tout en quelques jours. Si on loue le système américain, il faut aussi le démythifier. Pour beaucoup d'auteurs, travailler en pool est une épreuve occasionnant beaucoup de frustration. La copie est revue jusqu'à ce qu'elle plaise à l'ensemble des créatifs de la série. Cette phase est assurément importante. Les auteurs mettent beaucoup d'eux-mêmes dans les scripts. Ils acceptent toujours les remises en question. C'est le business qui veut ça. Les dialogues peuvent être ainsi modifiées jusque pendant le tournage si, par exemple, le public ne rit pas suffisamment à un bon mot. David Goetsch, Producer sur « 3eme planète après le soleil » et « Game Over », analyse : « Une série bien écrite, avec de bons dialogues, créé quelque chose en vous. Ça vous fait rire, ça vous parle d'une manière ou d'une autre, ça vous apprend des trucs parfois. Pour que ça marche il faut que tous les paramètres soient parfaits. Vous avez besoin d'une caméra braquée dans la direction du bon acteur qui va dire le truc parfait au mec parfait et ainsi de suite. La raison pour laquelle il y a tant de trucs mauvais à la télé c'est que peu de productions arrivent à régler tous les paramètres en même temps. En fait, c'est assez facile de trouver un bon mot. En revanche, il faut tout relier. Chaque nouvelles scène doit tirer l'ensemble de l'épisode. C'est une drôle de chirurgie. »

En France, le genre est moribond. Il a été longtemps dénigré. Les épouvantables expériences AB, plus quelques ratages artistiques de la part de Canal Plus (Mes pires potes, Eva Mag) n'ont pas su compenser les quelques réussites (H, Blague à part). Pour les français, la sitcom reste un format aux intrigues faibles, répliques creuses ou attendues, emballé de jeu stéréotypé. Bill Prady, ancien producteur exécutif de la sitcom « Dharma and Greg », remet les pendules à l'heure. « Je sais qu'en France, la sitcom n'a pas bonne presse. Le public se trompe. Il ne faut pas intellectualiser ces productions. Elles sont des programmes populaires devant être facilement assimilables. La sitcom doit être comparée au théâtre antique ou encore au Kabuki japonais. Dans ces formes d'expressions, les comédiens jouaient avec des masques qui annonçaient leur état intérieur. On les savait tristes, en colère, joyeux, amoureux… C'est un peu la même chose avec la sitcom où les traits sont bien évidemment grossis. Cela se ressent sur le texte. On n'écrira pas les dialogues d'un drama comme ceux d'une comédie de situation ». Les sitcoms prennent naissance dans ce qu'on appelle le Variety Show, du Music-Hall mélangé à de la comédie musicale, des sketchs, de la stand-up comedy. Les premières sitcom abusent toutes de ce mélange de genre avec numéro musical et glissement hors d'une histoire pour en rassembler plusieurs.

L'une des grandes forces de la sitcom Us c'est qu'elle tire son originalité des conditions de production rigides qu'on lui propose. Les chaînes et les studios veulent rire mais ils ne sont pas prêt à le faire de tout et au dépend de n'importe qui, notamment les sacro-saints annonceurs. « Les choses les plus désopilantes sont écrites en dépit des lois qui régissent les standards du genre, explique Eric Preven. Ces lois sont imprévisibles. Elle ne cessent de changer de network en network, de saison en saison, au gré des cibles que vont convoiter les annonceurs et donc les chaînes. C'est un système restrictif. Ce qui est génial, c'est qu'il a permis indirectement la création de l'épisode de "Seinfeld" sur la masturbation ainsi que les plus inoubliables des épisodes de "Cheers" ou de "Friends"… où l'on ne parlait pas météo et qui sont désormais des classiques. Travailler dans la contrainte a souvent été un moteur d'inspiration ». Cette réponse est un leitmotiv chez les auteurs hollywoodiens, comme nous le confirme Dave Goetsch : « Il y a un vieux dicton qui dit qu'en télé la liberté, c'est la prison à 1000%, ce qui veut dire que si vous pouviez écrire absolument tout ce que vous vouliez, ça serait terrible parce que vous ne vous remettriez plus en cause. Je ne suis pas complètement d'accord avec ce dicton, je trouve qu'il y a trop de limites absurdes dans le système actuel. Pour leur défense, je dirais quand même que, dans les chaînes, les gens qui nous dirigent n'ont que quelques mois pour faire leurs preuves sans quoi ils sont virés. » Les auteurs déclarent dans leur grande majorité préférer évoluer avec un garde-fou pour, ensuite, mieux tenter de le contourner. Tout le monde est content.
La structure même de diffusion des épisodes stimule la nature des répliques. Ainsi le découpage des épisodes pour cause de sacro-sainte pause publicitaire oblige les scénaristes à trouver les arguments pour que le public reste pour la suite. Il faut que chaque acte se termine sur un postulat fort, voire sur une phrase cruciale. Là, encore, les auteurs ont l'habitude de ce type de demande et travaillent naturellement avec ces contraintes de structure en tête. Elle font partie du métier.

Concernant l'évolution du langage, on peut même parler d'évolution des mentalités. Un producteur de chez Paramount décrypte pour nous ce qu'on peut et ce qu'on ne peut pas faire: « Aujourd'hui, on peut presque tout dire. Mais on ne peut pas le dire trop souvent. Sur Showtime, F/X ou HBO, vous pouvez encore dire plus de choses tandis que sur les grands réseaux nationaux, tout est encore assez restrictif. Disons que c'est plus facile de dire le mot quand ce n'est pas une insulte, ou dans un contexte négatif, de la colère par exemple, mais plutôt une blague. . . il y a quelques années, vous ne pouviez pas dire "cul" ou "salopè' alors que maintenant vous pouvez mais sans le dire à tout bout de champs. En revanche, vous ne pouvez toujours pas dire "fuck': Sauf dans des séries comme "The Sopranos" "The Shield"... qui passent sur le câble. » En matière de vocabulaire, les Américains, mine de rien, ont beaucoup évolué. On peut entendre dans "Friends" les mots « pénis» ou encore « salope» (« bitch ») qui a été remplacé inexplicablement dans la VF par « toutes des. . . sauf maman» ... c'est le monde à l'envers?

Autre antécédent fort, les séries américaines font intrinsèquement appel à la pop-culture contemporaine et aux séries TV elles-mêmes. Le système se nourrit du système. Cela donne des parodies ("The Simpsons", "Friends", ou les ados attardés de "That 70's Show" évoquant "Star Wars", Jean-Claude Vandamne ou Richard Nixon) et tout un ensemble d'expressions, repris par les fans des shows. Les cibles favorites des comédies sont les soaps ("Friends" et "Days of our lives") ou les sitcoms familio-cul-cul ("La fête à la maison" citée dans "Friends", "Madame est servie" démolie dans "South Park"), les exemples sont légion. Regarder la télé devient plus gratifiant, on fait partie d'une famille avec les mêmes références, les mêmes « private jokes ». Les dialogues jouent sur et renforcent cet état de fait.
La formule qui fait mouche: les Américains n'ont guère à se forcer dans cet exercice tant ils ont été élevés dans une culture où la publicité et le marketing sont omniprésents. « La vérité est ailleurs », « Ne faites confiance à personne» de "X-Files" sont d'habiles te a-sers, des marques de fabrique, qui façon-nent immédiatement la physionomie du show. En sitcom, on a droit à des répliques toutes faites, des expressions qui reviennent régulièrement et jouent quasiment le rôle de logo ; ils permettent aux shows de se démarquer dans le flot des autres fictions. Le soucis de lisibilité au sein d'une télé très compétitive et ses centaines de programmes nécessite d'être très performants. Le « Oh, my god ! » de Chandler dans "Friends", le "suit-up" de Barney dans HIMYM, le « Salut Jerry » de Kramer dans "Seinfeld", le « They killed Kenny » de "South Park", le démontrent très bien. Les auteurs de sitcom osent tout, c'est à ça qu'on les reconnaît. Ils tentent des répliques parfois un peu artificielles ou grandiloquentes, mais qui fonctionnent parfaitement dans le contexte. Il faut toujours se rappeler que les Américains catégorisent leur industrie des programmes dans celle de l'entertainment : littéralement : « divertissement ». Ça n'empêche pas les projets osés. Au contraire. Aujourd'hui, la sitcom est un genre étrange. Ses conditions de fabrication tiennent tellement du grand barnum que seules les structures de production les plus aguerries en matière industrielles peuvent relever le défi. A ce cirque à l'image vieillissante, les chaînes américaines préfèrent de manière générale la one single camera comedy ("Scrubs", "Malcolm in the middle", "Arrested Development") , les comédies de 52 minutes ("Desperate Housewives") ou encore les comédies hybrides mélangeant comédie et réalité où semblant de réalité ("Entourage", "The Comeback", "The Office", "Curb your enthusiasm"). Tout cela n'empêche pas le développement inlassable de nouvelles comédies avec chaque année de nouvelles petites perles ("My name is Earl" "Everybody hates Chris"). Alors c'est quoi la formule magique ? Le mot de la fin est pour Eric Preven : « Tous les sitcom ou comédies au sens plus large répondent chacun à leur façon à une grille très précise de principes dramatiques. Cela dit, un show américain bien écrit ne doit pas être très différent d'un show français bien écrit. Nous avons seulement la chance d'avoir plus de chaînes demandeuses de fictions. Il y a plus d'émulations. Mais les bonnes répliques n'ont pas de frontières. » C'est dit.


[1. Oui, on sait, ce n'est pas tout à fait vrai puisque la première véritable sitcom s'appelle Mary Kay et Johnny Stearns et fût diffusée sur le réseau DuMont de 1947 à 1948.]

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