jeudi 6 octobre 2011

Ecrire mais avec les mêmes armes

Alors que les premières séries anglophones, produites par des anglophones (Lagardère n'est pas pour grand-chose là-dedans...) débarquent sur Canal Plus, peut-être faudrait-il se poser cinq minutes (plutôt vingt en fait, mais si je dis ça, ça fait fuir tout le monde...) pour regarder comment fonctionnent les systèmes créatifs US et français. Mes voyages à L.A et quelques bonnes discussions sur le sujet avec des gens vaguement au courant comme David Simon, Dave Goestch, Brian Lowry ont fini par me donner quelques idées sur la question. J'en ai fait un article qui a été publié dans un ouvrage intitulé "Permanence de la télévision" dirigé par Gilles Delavaud (Université Paris St-Denis) pour les éditions Apogée. L'article papier contient des représentations graphiques en plus.
C'est un peu long et parfois un peu technique mais je crois que ça pose quelques grandes questions sur la situation des auteurs de télé en France.


L’écriture de fiction télévisée
Comparaison des systèmes français et américain



La place et le traitement, très différents, qu’accordent respectivement les industries française et américaine de la fiction télévisée à leurs auteurs et au processus de création écrite sont lourdes de conséquences quand il s’agit d'analyser les œuvres ainsi produites. Dans la fiction télévisée américaine, l’écriture est à peu près tout. L’hyperconcurrence, le rythme de production extrêmement soutenu ainsi que les moyens alloués, généralement bien plus modestes qu’en cinéma, imposent à la télévision et à ses auteurs une écriture inventive et efficace, des personnages justes et cohérents possédant un potentiel de développement sur la durée. L’inventivité sur papier dans la création des situations vient alors pallier le manque de variété des décors (les séries se tournent le plus souvent possible en studio pour optimiser les coûts), la rareté d’effets spéciaux lourds ou bien encore l’absence d’une distribution prestigieuse comme les films de cinéma peuvent s’en offrir. Une situation qu’analyse de manière synthétique Brian Lowry , columnist pour le quotidien spécialisé Variety :
« En télévision, les créateurs n’ont pas des dizaines de millions à consacrer à des scènes de bravoures ou à des salaires mirobolants de méga-stars hollywoodiennes, résultat, les séries télé se doivent d’être inventives. Et elles le sont principalement par le biais de leur écriture. »


En France, l’importance de l’écriture en fiction télé est loin d’être quelque chose d’avéré. Nous ne sommes pas dans le pays de la Nouvelle Vague pour rien. Une période créative de l’histoire de la fiction durant laquelle le métier de scénariste a quasiment disparu, laissant la place à l’auteur-réalisateur. En 2010, notre fiction, et plus précisément notre fiction télévisée, traîne toujours cet état de fait comme un poids mort. Car sans écriture forte et affirmée, la télévision française ne s’en sortira pas et les professionnels du secteur peineront toujours à faire de la fiction télé un acteur industriel de qualité et de poids mondial (comme c’est le cas en cinéma, en animation, en publicité, en graphisme ou encore dans le domaine des effets numériques). Il est une chose qu’on ne peut remettre en question, la fiction télévisée (œuvre longue de plusieurs heures voire de plusieurs centaines d’heures quand le succès est au rendez-vous) nécessite une « ingénierie de la dramaturgie » bien plus lourde qu’un film d’une heure et demie. Le secret des grandes œuvres réside dans la formule qui leur a permis d’être écrites puis produites de manière optimale. Conscientes qu’il y a des méthodes et des habitudes à (ré ?)inventer dans la manière de travailler en France, de nombreuses voix, dont celles des scénaristes eux-mêmes, se sont élevées ces dernières années pour tenter de comprendre, mais aussi de faire comprendre toute la difficulté qu’éprouvent les auteurs à être créatifs dans un système où ils sont livrés à eux-mêmes, sans grande visibilité éditoriale de la part de leurs « clients » — les maisons de productions et les chaines de télévision —, le tout au sein d’un dispositif industriel critiquable sous de nombreux aspects sur lesquels nous reviendrons.


Pour commencer, il suffit d’observer la place qui est réservée au scénariste dans le processus de création pour apporter un début d’explication et une comparaison entre le système français et celui des États-Unis nous permet de mettre en évidence quelques faits éloquents.

La différence de conditions de travail entre auteurs français et américains est nette et sans appel. En schématisant un peu, nous pouvons considérer qu’outre-Atlantique, les scénaristes se placent résolument au centre du processus de création (Figure 1) et accompagnent leurs projets à l’écran par différents biais (contrôle artistique) rôle que des textes légaux les invitent même à tenir . Aux États-Unis, on estime en effet que les auteurs qui gèrent leur projet sur le long terme constituent une source d’efficacité pour les major companies hollywoodiennes, un credo qui pourrait se traduire par : les idées des scénaristes valent de l’or et ce qu’ils ont en tête doit profiter au produit fini.

En France, les auteurs, dont les idées brutes, les influences et le talent d’écriture ne sont guère éloignés de ceux de leurs collègues nord-américains, ont une tout autre importance sur l’échiquier de la création. Généralement, ils n’apparaissent qu’à une extrémité du processus général de production. Ils supportent toute la période de développement qui peut s’étirer sur plusieurs mois puis finissent par travailler l’histoire dans le cadre d’une convention d’écriture, mais ces auteurs qui apportent pour certains l’idée originale (sans qui personne ne travaillerait) apparaissent rarement comme indispensables à un projet. Le scénariste français n’a presque jamais la possibilité de suivre voire d’influer de manière significative sur son idée originale quand elle se rapproche de son aboutissement à l’écran . Il écrit dans des conditions parfois précaires (dues au sous-financement de l’écriture en France) et tendues, car souvent le producteur veut que le scénariste s’investisse à 100 % sur son projet sans une rémunération qui lui permette véritablement de le faire (peu ou pas de prise en charge des frais de documentation par exemple, échéances de paiement aberrantes). L’auteur est dans une majorité des cas éloigné du projet par le producteur qui se charge de le faire réaliser par un personnage tiers avec toutes les incidences imaginables (incompréhension, déperdition du sens ou du point de vue). Le système américain accorde au réalisateur un statut de super technicien et peut le convoquer parmi les showrunners d’une série, il est celui qui gère l’image dans un aréopage de créatifs entre lesquels ne se trame aucune guerre larvée . En France (Figure 2), il existe une frontière hermétique entre l’appareil créatif de départ (l’auteur) et l’appareil de production final (producteur/réalisateur et son équipe). Le seul qui fasse le lien est le producteur. On notera que le producteur peut, et s’avère être assez souvent, ce que nous appellerons un non-écrivant, quelqu’un qui n’a jamais écrit de scénario. Jamais une série américaine ne serait confiée à quelqu’un qui connaît peut-être les arcanes de la production, mais ignore les exigences qu’impose l’écriture physique d’un script. Dans la nomenclature américaine, un producer est avant tout un auteur à qui l’on va confier des prérogatives de production. La distance qui est ainsi mise entre auteur et producteur, même si elle est en théorie comblée par la présence de celui qu’on appelle un directeur littéraire reste un problème pour conduire idéalement un projet, du moins dans une logique américaine de la chose. Ce dispositif à la française à l’intérieur duquel les conflits créatifs sont légion, n’a jamais été remis en cause dans une industrie qui n’a pas pourtant pas manqué d’occasions pour procéder à un examen de conscience ces dernières années. Un examen que l’industrie américaine des programmes a effectué il y a très longtemps, comme nous l’explique Matthew Weiner, créateur et showrunner de la série Mad Men :
« C’est l’industrie elle-même qui s’est aperçue avec l’expérience que rien ne permettrait la création régulière de nouvelles séries si l’auteur n’en était pas le point central. »

Les raisons de cette disproportion de traitement des auteurs des deux côtés de l’Atlantique appellent des commentaires. D’un point de vue industriel et culturel, France et États-Unis sont dissemblables. Historiquement parlant, le médium télévisé (hors période d’expérimentation) naît, à quelques années près, à la même époque dans les deux pays. Mais là où la France opte pour un système contrôlé par l’État, les États-Unis, sans rejeter l’idée d’un service public, se dirigent assez naturellement vers un système à licences que l’on confie à des groupes privés. Les network radios, avec le maillage de leurs centaines de stations sur l’ensemble du territoire, sont des candidats tout trouvés. La radio vit grâce à ses annonceurs, la télévision observera une méthode similaire : aussitôt la concurrence se met en branle. Pour exister, il faut une identité forte, et pour obtenir cette identité, il faut des programmes forts. Des trois networks historiques aux 500 chaînes actuelles (dont une cinquantaine de potentiels prescripteurs en matière de fiction), l’Amérique de la fiction télé a toujours été concernée par des problématiques d’audience et d’affrontements éditoriaux. Le contenu des programmes ne peut bien évidemment que s’en ressentir. Aussi bien au sein des grands networks historiques (ABC, NBC, CBS…) que des « petites chaînes » actuelles (Starz, AMC), un questionnement permanent existe pour savoir quel public regarde quoi et comment on peut optimiser la relation avec ledit public et son pouvoir d’attraction vis-à-vis des publicitaires. Le caractère au long cours et éventuellement addictif des séries est une aubaine pour les diffuseurs. Avant de produire Breaking Bad et Mad Men, la chaîne de cinéma AMC était quasiment inconnue sur la carte du paysage audiovisuel américain. Sa notoriété nouvelle est venue de son envie de se démarquer éditorialement. La chaîne comme l’auteur trouvent donc un intérêt à produire des fictions de qualité dotées d’un point de vue singulier et de personnages crédibles psychologiquement. Cet accomplissement n’est possible qu’avec des créatifs en confiance. Précisons tout de même que les auteurs américains, même s’ils sont libres d’aller assez loin dans les thèmes développés (une donnée à relativiser, car on le constate surtout à partir des années 1980 et pas dans la totalité des grilles de programmes), travaillent de concert avec des entités de production qui veulent avant tout gagner de l’argent. La télévision est clairement une industrie, constat que la pensée française a du mal à conceptualiser et à accepter. En France, l’écriture a toujours été vue comme un art (ou plutôt un artisanat de luxe dans le cas de la télévision) qui s’accommode mal des contingences industrielles. La taille des maisons de productions françaises jusqu’à il y a peu de temps est là pour en attester. Une étude initiée par le Club Galilée, groupe de réflexion mis en place par le milieu de la fiction pour essayer de trouver des solutions aux maux de la fiction française, explique :
« Le marché de la fiction audiovisuelle en France est difficile. En effet, le secteur de la fiction est éclaté entre de nombreuses sociétés. Ainsi, en 2008, il y avait 700 producteurs de fiction pour 900 heures produites, soit 1 h 20 par producteur. Peu de grandes entreprises. Et ces nombreux petits producteurs ne sont pas profitables. Face à ce nombre de producteurs, il n’y a en fait que quatre clients principaux, qui correspondent aux “chaînes historiques”. » (Chazal & ZEGNA RATA)

Dans ces conditions, on est face à un système de production qui cherche moins à faire des séries de 100 ou 200 épisodes qu’un unitaire ou une minisérie par an et qui en vit plus ou moins bien. Bien sûr, dans ce contexte, ces entités de production n’ont que très peu leur mot à dire face à une chaîne qui s’avère parfois leur unique client. Le diffuseur a immanquablement raison (un déséquilibre qui n’est pas sain) et l’auteur ne peut peser en rien, surtout si le producteur n’a pas envie d’être courageux.
Par ailleurs, l’écriture n’occupe pas la même place dans la culture américaine. Le simple fait que l’écriture (littéraire, télévisée, cinématographique) soit enseignée depuis des décennies dans des dizaines de writing workshops (ateliers d’écriture) au sein d’universités à travers le pays est une preuve de la démarche intellectuelle qui prévaut. Le talent n’est pas tout. Apprendre et travailler est important. En France, depuis les années 1980, sous l’impulsion d’universitaires comme Christian Biegalski puis de structures comme le Conservatoire européen d’ecriture audiovisuelle (CEEA, dont Biegalski a été le directeur), on a enfin pris conscience qu’un certain nombre d’outils pouvaient aider au développement et à une meilleure clarté d’histoires qui deviendraient des scénarii puis des séries télé. Une école de pensée où les fictions télévisées sont écrites industriellement. Considérés comme des excentriques, ceux qui théorisaient cela sont devenus aujourd’hui des gens lucides. En effet, il faut garder à l’esprit qu’écrire en télévision implique de répondre aux attentes d’un public. On doit lui donner une formule qu’il vient chercher chaque semaine. Aux États-Unis, cet aspect est totalement évident. D’ailleurs, à l’intérieur de la writing-room, lieu d’effervescence, de critique et d’optimisation des textes, le formatage est accepté par les scénaristes américains, il s’opère dans un contexte d’émulation avec le but de rendre une œuvre la meilleure possible.

En France, les formations à l’écriture télé ne cessent de se développer. Une idée séduisante même si aujourd’hui les débouchés et la philosophie en place dans des maisons de production parfois conservatrices ou en tout cas souvent frileuses créent un décalage entre, d’un côté, des nouveaux auteurs capables de travailler en équipe, en tout cas à plusieurs, conscients que la fiction télé est un travail collectif (un des piliers de la qualité de la création américaine à mon sens) et, de l’autre, un monde de la production qui n’est pas prêt à partager le contrôle créatif. Le personnage du showrunner manque cruellement à l’industrie française, mais son installation remettrait en question beaucoup de choses dans le système actuel. Après avoir posé ce constat, il faut également avoir l’honnêteté intellectuelle de se demander si, aujourd’hui, il existe suffisamment de personnes pouvant potentiellement assurer ce rôle de showrunner « à l’américaine » dans notre pays. Du côté des producteurs, certains pourraient peut-être s’avérer aptes. Pour les scénaristes, la totale absence d’accès à la formation (un scénariste français ne peut pas se faire financer un enseignement professé par John Truby alors qu’un producteur, un réalisateur ou un chargé de programme, si) , ne permet qu’aux plus doués ou à ceux venant du monde de la production de prétendre à cette fonction si cruciale dans l’industrie télé américaine. L’avenir se dessine peut-être par un équilibrage des forces. Un showrunner doit avoir des idées, les outils et la passion d’écrire, mais il doit également posséder une vision technique et industrielle du projet qu’il mène.
Dans une école comme le CEEA, on forme des auteurs à qui l’on apprend à trouver des idées, à lire et à débattre, bref à travailler collectivement. Cette démarche n’est pas anodine, elle est aussi au cœur de la vitalité du processus de création outre-Atlantique. C’est le principe même de la writing-room. Très tôt, l’industrie américaine des programmes s’est donnée d’objectifs ambitieux. Écrire des dizaines d’épisodes (jusqu’à 40) par saison demande une organisation à la fois performante, mais également souple. C’est le rôle du staff et de tous ses auteurs de travailler aux meilleurs textes possibles. Meilleurs au niveau de la dramaturgie et des dialogues, mais également meilleurs d’un point de vue de la faisabilité de production. Un texte de série américaine n’est quasiment jamais écrit par une seule personne. Ou bien alors, c’est un fait rarissime que même les auteurs les plus prolifiques comme Aaron Sorkin, Tom Fontana ou David E.Kelley ne peuvent tenir. Le système d’écriture américain (Figure 3) montre comment une quinzaine de plumes par saison en moyenne sont concernées par la création d’une série donnée. Chaque staff est unique. Chaque créateur de série possède ou invente ses propres méthodes de management en fonction, par exemple, de sa propension personnelle à écrire ou des budgets qu’on lui alloue pour faire fonctionner sa writing-room. Avec une somme donnée, il pourra hésiter entre engager plusieurs auteurs débutants plein d’idées ou deux auteurs chevronnés qui géreront mieux les problèmes grâce à leur expérience.


Globalement, on peut dire de ces chambres d’écriture, les fameuses writing-rooms, qu’elles manquent cruellement aux productions françaises. Que se soit pour les prochaines histoires (à inventer et à insérer dans la trame générale), celle qui sont tournées ou s’apprêtent à l’être, celles qui seront produites par la suite, celles qui sont postproduites (habillage, mixage, etc.). Ainsi va la production de flux, une machine infernale à l’intérieur de laquelle il y a toujours un problème à régler. La plupart des informations transitent par la writing-room. Des décennies de production américaine ont affiné la manière de fonctionner de ces endroits, véritables centres névralgiques des productions.

Il faut peut-être marquer ici une pause pour évoquer la structure même du tissu industriel de la télévision américaine. Un tissu instauré il y près de soixante ans et qui pousse les entités de production à proposer des projets au cours de périodes fixes (Pilot season, la saison des « pilotes ») pour répondre à des besoins précis en terme de grille de diffusion, de stratégies publicitaires, de cases… Les auteurs travaillent pour des maisons de production qui sont elles-mêmes quasi systématiquement sous contrat avec un studio (ce qu’on appelle en anglo-saxon un pod deal). Dans cette association, un studio apporte sa puissance financière ainsi que toutes ses facilités en matière de tournage et de contact avec les chaines américaines. Un studio peut tenir tête à un network sur une question éditoriale (chose qui n’est pas concevable en France, ou juste l’apanage de quelques grandes sociétés comme Telfrance ou Marathon). De l’autre côté, la structure de développement apporte son image indépendante, ses spécificités éditoriales ainsi que les talents qui travaillent en son sein. Par contrat, elle est hébergée par un studio à qui elle présente régulièrement des idées que ses auteurs mettent au point. Les studios et leurs responsables de la fiction se chargent ensuite de la vente de la série aux chaînes qu’ils estiment potentiellement acheteuses de ce type de projet.

L’environnement et les conditions de travail dans lesquels les auteurs évoluent au quotidien constituent également un point-clé dans la qualité des œuvres imaginées puis développées. Aux Etats-Unis, les studios, toujours dans une logique de concurrence, s’attachent les services d’un grand nombre de créatifs. Pas forcément pour qu’ils créent une série sur le court terme, mais surtout pour qu’ils ne le fassent pas chez la concurrence. Les auteurs signent ce qu’on appelle conventionnellement des development deals, des contrats qui les lient, eux personnellement ou leur structure de développement, à un studio pour une durée déterminée, durant laquelle ils travaillent à créer des concepts de séries contre une somme d’argent. Il est difficile de donner un chiffre concernant ces auteurs payés uniquement à réfléchir. Rob Long, ancien showrunner et grand spécialiste du microcosme de la fiction américaine, avance le chiffre de 25 auteurs ou équipes d’auteurs sous contrat par studio . Ce type de contrat n’existe pour ainsi dire pas en France, à tout le moins de manière officielle et massive.


Ce passage nous amène tout naturellement à évoquer les conditions financières dans lesquelles les auteurs créent. Quand vous parlez avec des auteurs français et américains, aucun n’est content du système dans lequel il évolue. Il faut dire que dans les deux cas, l’auteur, celui qui apporte les idées et nourrit les scripts, est un élément négligeable. Hollywood a beau être le lieu de très belles success-story pour certaines plumes, il est aux mains de gens qui n’ont qu’une envie : faire des bénéfices pour que les actionnaires soient satisfaits, et peut donc s’avérer également un endroit impitoyable . Il n’empêche, l’envie de développer des projets qui attirent le public, les annonceurs ou encore les abonnés, tout ce qu’on pourrait résumer par un certains pragmatisme pousse les studios à inventer un système de fonctionnement entre eux et les auteurs qui peut s’avérer très intéressant matériellement pour les seconds, et concourir au bon développement d’une série, donc à la bonne santé et au bon cours de bourses des premiers. Quand Matthew Weiner doit renégocier son contrat avec la société Lionsgate, comme cela fut le cas à l’été 2010, la mini-major produisant Mad Men va tout faire pour lui permettre de rester aux commandes de sa série. On ne cherche pas à l’éliminer en pensant qu’on pourrait tout aussi bien faire sans lui. Dans le système américain, cela n’aurait pas de sens.

De même, pour qu’une série soit produite avec efficacité et professionnalisme, les writing rooms américaines garantissent des périodes « d’emploi » à leurs auteurs (Vérat, 2007, p.45). Chacun des membres de la writing-room est employé avec un salaire à la semaine sur un certain nombre de semaines et en fonction de son rôle dans le staff, qui peut aller de story-editor à executive producer (Figure 3). Ce salaire minimum, qu’on appelle un fee, est défini par la Writers Guild of America (WGA), le syndicat des auteurs américains. L’auteur peut également compter sur un autre revenu qui est dû dès que l’auteur écrit ou participe à l’écriture (histoire ou adaptation et dialogues) d’un épisode de la série. Il a encore la possibilité de percevoir des droits sur chaque histoire faisant intervenir un personnage qu’il aurait contribué à créer pour la série. Sa rémunération est, là aussi, encadrée par des textes de la WGA, mais peut également peut varier suivant le talent de son agent . Le fait d’être engagé sur une série pour un nombre déterminé de semaines, voire pour la saison entière, contribue à la sérénité des auteurs qui vont travailler à la qualité de l’ensemble des textes, mais aussi se démener pour participer à un nombre notable d’épisodes en tant que scénariste. Tout showrunner qui sent ses auteurs motivés leur offrira de nouvelles conditions au fil des saisons. Ainsi les titres au sein de la writing-room évoluent, l’observation des génériques est là pour le prouver. Plus un titre est élevé, plus l’auteur peut demander une rémunération en conséquence, en échange de quoi ses attributions et devoirs sur la série deviendront multiples et de plus en plus impliquantes sur le résultat artistique final (casting de comédiens et de réalisateurs, gestion de la chaine, réécriture des scripts, supervision d’arches narratives ou du résultat de la post-production). Le travail ne manque jamais sur les productions américaines qui peuvent produire jusqu’à 24 épisodes en huit mois. On voit ici comment la rémunération motive l’investissement des auteurs — phénomène qui amène à son tour, pour les plus talentueux, une augmentation de leur rémunération.
Le travail en commun de l’ensemble de ce qu’on appelle génériquement les producers constitue un plus pour la qualité d’écriture de la série et son architecture dramatique. Dans une writing-room, les autres dissèquent votre travail, non pour le stigmatiser, mais plutôt pour tirer votre texte (et l’ensemble de la série) vers le haut. Le scénariste Éric Preven analyse ainsi ce processus :
« Au début de ma carrière, cette phase était très douloureuse. Voir ses expressions, ses jeux de mots et ses répliques complètement transformées, même en mieux, m’était insupportable. Aujourd’hui, en tant que vieux routier de l’écriture, j’accepte aisément ce type de processus. C’est la nature du job qui veut ça. »
En France, la manière de se partager les tâches, puis ensuite de travailler sur une série, relève encore trop d’un mélange de copinage, de mauvaise concurrence ou encore de la peur de ne plus être de l’aventure à l’épisode suivant si l’on n’est pas dans le moule souhaité par la production — si jamais il y un autre épisode. L’écriture des séries françaises prend place dans un espace où les règles manquent et où, en conséquence, tout peut arriver. Et ce n’est pas le garde-fou d’un possible recours aux tribunaux qui va changer tout cela. Contractuellement, rien n’est fait pour que l’auteur soit en position de force et possède un quelconque pouvoir. Les sociétés d’auteurs de type SACD et les syndicats de type UGS brandissent des moyens limités dans les conflits qui opposent des auteurs à des productions. Une structure de conciliation comme l’AMAPA a dû voir le jour, mais ne constitue pas une solution totalement efficace.


Dans ces conditions, il est évident que planifier et scénariser une série, ou même une saison sur plusieurs mois ou années, reste très difficile en France. L’auteur est majoritairement placé dans un travail à court terme. Aucun accord financier ne peut venir par exemple rémunérer une période où ce dernier écrirait « à blanc », hors convention d’écriture ou de développement. Ramené au fonctionnement de l’industrie américaine, c’est comme si les studios américains attendaient les décisions des chaînes pour financer l’écriture d’un document qui deviendrait ensuite peut-être un pilote (à condition d’arriver à le financer, toujours a minima puisqu’on ne sait pas ce que cela va donner). Les studios américains ont une tout autre approche. Ils financent le développement, l’écriture et le tournage de pilotes, dans lesquels ils dépensent des sommes atteignant plusieurs dizaines de millions de dollars (une trentaine de pilotes pour les gros studios de type Warner et trois ou quatre pour des structures plus modestes comme Lionsgate (Mad Men, Weeds), tout cela pour présenter le meilleur résultat à la chaine. Le but est non seulement de vendre une série à un diffuseur américain, mais de faire en sorte qu’elle dure et qu’elle soit vendue sur des marchés internationaux de programmes. Pour en arriver là, le studio doit concevoir la meilleure série possible avec les meilleurs talents. Chaque script est commandé dans l’espoir de marcher auprès d’un diffuseur. Après, chacun est conscient qu’on ne gagne pas à tous les coups. Une philosophie qui tranche une fois encore avec le modèle français ou peu de choses sont commandées, mais qui doivent quoiqu’il arrive aller jusqu’à la phase de diffusion. Quelle que soit la qualité du travail développé.
Certains acteurs du marché français (souvent pas les plus gros) pensent qu’il faut soigner le secteur de la recherche et développement et que cette amélioration dans la force de proposition passe par une meilleure prise en compte des besoins matériels — dans le sens littéral de subsistance — des scénaristes, car la réalité des auteurs français en 2010 est qu’ils passent plus de temps à tenter de vendre des projets qu’à en écrire. Le rapport du club Galilée conclut, à propos de la recherche et développement :
« En termes d’investissements en R&D, la France est en retard. Si on considère que 10 à 15 % des investissements en production devraient, à l’exemple des pays étrangers ou des autres secteurs, être investis en R&D, nous sommes loin du compte. » (Chazal & Zegna Rata).

Le système français présente, nous le voyons, d’importantes lacunes. Pour autant ce n’est pas une entité inerte. Il a produit des choses intéressantes ces dernières saisons sans toutefois arriver à en tirer une méthode qui ne ferait pas ressembler chaque série française réussie à un accident industriel. De nombreuses personnes réfléchissent, y compris au sein des chaînes de télévision et des sociétés de production, à une amélioration du système, sachant que ce nouvel environnement ne pourra voir le jour qu’avec le concours de toutes les parties en présence. Certains ont plus de choses à perdre ou à gagner que d’autres, cependant la réputation et la réussite des œuvres télévisuelles françaises sur les marchés internationaux sont à ce prix.

La réduction des parts de marché des grands networks, comme des chaines historiques, a laissé de la place à de nouveaux acteurs. En France, les chaînes du câble et de la TNT sont attendues comme des développeurs alternatifs, le problème reste que ces dernières, au contraire de leurs homologues américaines, n’ont pas d’argent pour développer une fiction lourde et coûteuse. Très peu d’entre elles ont recours à de nouveaux formats. Elles se rêvent en diffuseurs classiques et demandent encore plus de sacrifices financiers aux auteurs sans pouvoir leur faire miroiter d’intéressants droits de diffusion qui constituent, de nos jours, la véritable motivation pécuniaire des scénaristes pour continuer à exercer leur métier.

L’avenir, la dématérialisation, les médias émergents, les habitudes de la génération YouTube, ont pourtant commencé à fissurer le système américain. Le câble a été le détonateur au cours des années 1980 et 1990, avec ensuite une explosion qualitative autour des années 2000. Les jeunes générations désertent la télévision et la quitteraient encore plus massivement sans la présence de fictions pointues comme Mad Men, Breaking Bad, Secret Girfriends, Gossip Girl… Pour l’instant, les webséries qui émergent (How to Assemble, Quarterlife,…) sont le plus souvent récupérées par Hollywood, les grands groupes de communications ayant bien pris soin d’être présents sur le plus de plateformes de diffusion possible ces dernières années. Là, encore l’industrie française souffre de timidité mal placée. Si les initiatives apparaissent sur le net par exemple, elles sont souvent à l’initiative de personnes ou de petites structures qui ne s’inscrivent pas dans de grands mouvements stratégiques de l’industrie française.


On voit apparaître en France une nouvelle génération d’auteurs bien plus polyvalents, qui possèdent des compétences d’écriture, mais parfois également de montage ou de graphisme. Ils apportent des expériences métissées avec le jeu vidéo, l’animation, le documentaire ou la bande dessinée. Ils intègrent de moins en moins les moyens classiques de production dans leur plan de développement (diffuseurs, maisons de productions, CNC, etc.), délivrent des fictions plus personnelles. Chaque projet est un pari, mais ce projet leur ressemble et parle au public qui fait la démarche de venir visionner ces programmes, répondant ainsi à l’un des maux les plus cruels de l’industrie télé aujourd’hui : le manque de communion entre le public et la fiction nationale. En France, les webfictions n’ont pas encore trouvé de solution pour être financées de manière viable. Mais dès qu’elles le seront, les tenants du précédent système auront du souci à se faire.

Concernant la situation préoccupante des auteurs, les pouvoirs publics français semblent vouloir faire évoluer la situation puisqu’une mission d’étude a été commandée pour savoir comment revaloriser ce métier qui ne possède pas de convention collective et survit dans des conditions d’existence précaires, sans aucun acquis social ou presque. De même, le CNC, par le biais du fonds à l’innovation et d’autres sources de financement regardant vers les nouveaux médias, incite à des initiatives, mais celles-ci impliquent des projets singuliers et des développements laboratoire très éloignés des problématiques de rencontre entre le public français et sa fiction.
En guise de conclusion, osons être pragmatiques. Un rééquilibrage s’impose. Tant que les scénaristes, qui restent les sources créatives vives de la fiction française (nous avons vu par ailleurs leur poids et leur réussite aux États-Unis), n’auront pas les moyens de travailler (conditions précaires et incertaines par rapport aux restes des interlocuteurs du monde de la création), tant qu’ils n’auront pas accès à la formation ou à des budgets de recherche leur permettant de développer des projets avec la confiance d’un producteur qui fera son métier en les laissant poser les bases de leur projet tout en les accompagnant jusqu’au tournage, tant que ces projets ne seront pas conçus de façon à ce que le scénariste forme avec le réalisateur et le reste de l’équipe créative une équipe motivée et motivante, la fiction française est condamnée à créer de bonnes fictions sérielles à dose homéopathique.


Bibliographie
CHAZAL Philippe & ZEGNA RATA Olivier (dir.) (2010), « Crise et relance de la fiction française », Centre d’analyse stratégique & Club Galilée.
THOMPSON Robert (2004), Television In The Antenna Age : A Concise History synopsis, New-York John Wiley & Sons, Limited.
THOMPSON Robert (1997), From Hill street blues to E.R : The Second Golden Age of Television, London et New-York, Continuum.
VÉRAT Éric (2008), « États-Unis, le règne des saisons et la galaxie des auteurs », MédiaMorphoses, hors série nº 3, « Les raisons d’aimer les séries télé », Armand Colin.
VÉRAT Éric (2007), « Qui veut gagner des millions », La Gazette des scénaristes, n° 30.
VÉRAT Éric (2003), « Au cœur de la machine », Synopsis, nº 22, Alvisa.
Webographie
Rob Long, blog : www.roblong.com
Josh Friedman : http://hucksblog.blogspot.com/2009/06/boy-in-bubble.html
Writers Guild of America : www.wga.org

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